Source : Les Affranchis, le film.
Dans l'atmosphère âcre de l'arrière salle d'un bar pourtant réputé de la ville, une drôle de réunion se tient. Drôle de réunion pour drôle de ville. Au milieu d'une pièce à la tapisserie défraîchie, quelques posters de call-girl aux formes attrayantes, quelques néons jaunâtres un peu amplifiés par un grand miroir rouillé, une petite troupe de six personnes, une conversation. Quatre hommes, deux femmes, trois d'entre eux fument de gros cigares, notamment cette grande brune aux lèvres saillantes, un petit homme ne cesse d'essuyer ses verres de lunettes. Tous sont concentrés, ou un peu à cran.
Un grand blond dont on ne saurait dire l’âge mais que l’on soupçonne plus vieux qu’il ne parait, passe la main dans sa longue mèche. On a du mal à deviner où se porte ses yeux derrière ses lunettes réfléchissantes, mais sa voix est sûre d’elle. “Mesdames, messieurs, commençons”. Comme un rite, un petit verre de whisky que chaque convive s’applique à remplir et à vider cul sec en disant “je suis bien là” passe de main en main. Au milieu de cette ouverture les grrrmph ont succédé aux marmonnements. L’homme à la mèche blonde mène la danse. C’est Sam, le bras droit du maire, main de fer, bandit pas manchot. Il porte la bonne parole en quelque sorte.
Il rappelle à chacun la raison d'être de cette officine et leurs redevabilités. Il a des arguments. Il vient avec des doléances, des métriques, des mesures, à remplir. “Où en est notre côte de popularité ?” “Toujours à 62%" grommèle un participant, “Cumul des soutiens financiers à la campagne ?” surenchérit Sam. “102 000 dollars” susurre un autre convive. “Avons nous bien recouvert tous les pots de vins ?” s’amuse Sam, “À ta tête je vois que oui, je coche ☑ recouvrement des pots de vins fait". Il relève la tête à la recherche d’autres réponses : “☑ encouragements pour les nouveaux arrivants fait, ☑ Optimisation des contenus éditoriaux, fait”. “Pas mal mesdames et messieurs, pas mal”. Une accalmie, comme un ange qui passe, un whisky que l’on avale, les premiers cigares sont écrasés dans le cendrier, on en allume d’autres.
On aborde la séance des tensions et des célébrations mais elles sont peu nombreuses ces derniers temps, Gotham n'est pas clémente.
Frank ?
Hum.... poudre.
Pamela ?
Fuite.
Henry ?
Pas de tension.
Jessica ?
Fille
Simon ?
Pas de tension
Frank, une autre ?
Non, pas d'autre tension.
Pamela ?
Raah non pas d'autres, celle que j'ai proposé me suffit amplement… Bon j'ai fait le tour, pas d'autres tensions à remonter pour l'instant ?
Pamela semble particulièrement agacée, les gars vous ne trouvez pas ? Je propose que l'on démarre par sa tension ? Êtes-vous d'accord ?
“Oui sam, oui Sam”, acquiescent les autres, déjà désabusés par ce qui risque de leur tomber sur la figure vu la célérité avec laquelle la dite Pamela pompe sur son cigare. “Ok. Pamela, à toi”.
“Bon, comme vous le savez, s'engage Pamela, visiblement tracassée, l'une des redevabilités clés de notre officine, est la réélection du maire. Or nous avons un souci. Un gros souci. Du genre à transformer vos boyaux en manuel pour noeuds marins”.
Redevabilité ? Ce groupe un peu patibulaire dont chaque membre semble ne pas être ce qu'il essaye de faire paraître, s'efforce ainsi de préserver la popularité du maire, de le faire réélire. Pour préserver ses intérêts, on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Même les Beretta ou Glock qui doivent se cacher dans les vestons, les lames glissées dans les bas de ces femmes probablement dangereuses sous tous rapports, ne les empêchent d'être soumis à des redevabilités. Leurs devoirs. Mot difficile à avaler pour ces drôles de zigues. Redevabilités de s'assurer que le maire est apprécié et respecté parmi les nantis et les gens de pouvoirs, ceux qui feront l'élection en quelque sorte, par média interposé, par influence calculée, par de nécessaires intimidations si besoin.
Mais retrouvons Pamela qui se mordille la lèvre, recrache une bonne quantité de fumée, et poursuit : “Fuite... une p****n de bordel de fuite. Hier, soirée privée de monsieur le maire, une journaliste s'est glissée parmi les invités…”
À cette annonce les visages blanchissent. On arrête de pomper sur les cigares, on arrête de nettoyer ses verres de lunettes. Par réflexe une main glisse le long d'une cuisse pour se rassurer de la froideur d'une lame. Un cure-dent se brise en deux. Puis en trois. On recrache une cacahuète.
Consciente de l'effet généré, Pamela enchaîne : “elle avait un appareil photo, pas de demande de rançon, pas de revendication, probablement une pure, une incorruptible. La belle affaire. Ainsi sans nouvelle de sa part dans les heures à venir je propose d'envoyer immédiatement Andy sang bleu, quelque soit son prix, pour nous nettoyer cette journaliste illuminée à sa façon.”
“D'accord Pamela, nous t'avons entendu” reprend Sam. “On doit s'autoriser un petit tour de clarification”, enchaîne-t-il. “Qui a des questions ?” L'un des membres de la troupe murmure une fausse interrogation : “J'imagine que c'était une vraie soirée divertissante pour le maire, comme habituellement ?” “Oui”, confirme sans tergiverser Pamela, qui continue, “et oui toutes les autres filles étaient bien des escort, et plutôt pas mal”.
“Sait-on quel type de photos elle a pu prendre ?” s'enquiert l'homme aux lunettes. “Malheureusement c'était une soirée où le maire était très en forme”, lâche dans un soupir Pamela. “Mon rôle est la couverture médiatique, je me sens vraiment mal à l'aise pour expliquer la présence de ces gadgets dans les mains”.
“À quel journal appartient-elle ? Hebdo ? Mensuel ? Quels sont ses autres articles ? A-t-elle un passé trouble ? Des éléments pour la déstabiliser ?” De nombreuses questions fusent. Pamela essaye de répondre à toutes. Mais la fin de ce tour de clarification laisse un goût amer, la journaliste paraît bien incorruptible et armée pour faire mal. Henry vitupère : “Andy sang bleu, Andy sang bleu, ce tueur au sang froid auquel vous imaginez faire appel pour nettoyer le terrain n'est pas une réponse universelle. Trop de journalistes rendus muets vont nous porter préjudice à la fin !” Sam, les traits contractés reprend la main : "Henry, attend le tour de réaction pour lâcher cela. De la discipline dans les moments difficiles. Plus d'autres questions ? Bon, quelqu'un veut-il réagir ? Henry donc ?” “Oui, je voulais dire que faire appel à ce tueur devient un réflexe, on devrait y faire plus attention. Je vous rappelle que quatre journalistes ont déjà malencontreusement glissé sur leurs savons ces derniers mois. Non je te propose, Pamela, en alternative d’intimider cette journaliste et de monter un dossier pour la salir. J’ai des gens qui savent très bien faire cela”. Sam, qui ne laisse paraître s'il est d’accord ou agacé interroge du regard les autres participants, ont-ils quelque chose à ajouter ? “Bon, … je me retourne donc vers toi Pamela, qu’elle est ton action ?". Pamela, qui écrase son cigare et jette des regards fuyants, reprend “Je prends en compte ta proposition Henry, je vais la menacer et la discréditer mais il faut faire vite. Dès que nous avons fini tu me donnes tes contacts”. “Mais oui ma chérie” rigole Henry qui se dandine comme s'il venait d’abattre un brelan d’as.
“Frank ? Poudre ?” interroge Sam.
Frank semble sortir de sa torpeur. Jusqu’ici ce petit homme à chapeau, le front en sueur, les yeux fuyants n’avait pas cherché à participer. Il enlève justement son chapeau qui découvre un crâne chauve mais tout aussi en sueur sur lequel il passe un mouchoir. Pamela plus repoussée qu’attirée relâche sur ce crâne un long nuage de fumée. “Pouah” s’exclame Sam qui souhaite avant tout que les choses avancent.
“Notre cache de cocaïne péruvienne, celle de l’école maternelle, celle SOUS l’école maternelle a été découverte.” susurre Frank en insistant sur le mot “sous”. “et PAR les gosses”, ajoute-t-il en reposant son chapeau.
“Et alors ? ?? Ils veulent leur part ?” s'esclaffe Henry.
“Je propose de déplacer la cache au fond de la paroisse du père George, temporairement, derrière les orgues. Et de laisser pourrir un peu les aliments de la cantine des enfants pour expliquer les comportements étranges par des indigestions alimentaires”.
“Frank tu me bluffes” coupe Sam. “Tu me bluffes. Sous tes airs de comptable constipé tu me surprends toujours par tes solutions”. Il ajoute en jetant un regard panoramique, “Quelqu’un veut-il une clarification ?". Personne ne moufte, le soutien de Sam semble avoir convaincu tout le monde. L’atmosphère s’est détendue depuis l’intervention de Pamela.
Et ainsi la vie, pour ainsi dire, continue.
Contexte
Cette imagerie autour de Gotham City provient d’un atelier que Géraldine, Pablo et Dragos jouent régulièrement pour initier ceux qui le souhaitent à l’Holacratie. Si vous êtes capables de gérer Gotham City, vous serez capables de gérer votre organisation.
Le matériel de l’atelier “gothamocratie”.
Le fil d’actualités twitter autour des sessions.
Bibliographie
*Las Vegas Parano, Hunter Thompson *Hells Angels, Hunter Thompson *Oeuvres Complètes, Charles Bukowski
Les Auteurs
Géraldine Legris est coach agile. Elle intervient chez des clients qui ont besoin d’aide pour questionner et améliorer leur façon de travailler. Elle les invite à faire différemment. Ses interlocuteurs sont les équipes, mais aussi les managers et l’organisation toute entière. Elle travaille en équipe, avec l’ensemble des coachs organisationnels et techniques de SOAT. Et elle consigne une grande partie de ses réflexions dans un blog : theobserverself.com.
Pablo Pernot : Après une maîtrise sur les Monty Python, un DEA sur le non-sens et l’absurde, l’entame d’un doctorat sur les comiques cinématographiques, il paraît normal que Pablo se soit lancé dans le management organisationnel et la conduite du changement, c’est -finalement- une suite logique. Actuellement coach holistique chez beNext. Son blog :areyouagile.com.