Voici le premier article de la série "Neuf Valeurs, Trois Intentions", couvrant les changements que Kanban peut apporter lors de sa mise en place.
La méthode Kanban (souvent réduite à "Kanban") est décrite depuis le début comme une approche évolutive du changement.
Cette notion d'évolution se retrouve dans le titre du livre de David J. Anderson "Kanban: Successful Evolutionary Change for Your Technology Business" (Kanban, Changement Evolutif Réussi pour votre Business Technologique - NdT). Une autre bonne description pourrait être :
Avec "Commencez avec ce que vous faîtes maintenant", Kanban approche avec empathie la gestion du changement.
Cette empathie se traduit par neuf valeurs qui expliquent les orientations de la méthode et qui sont un bon point de départ pour explorer son fonctionnement. Pour chaque valeur, le but d'au moins d'un des principes ou pratiques Kanban est identifié illustrant ainsi les bénéfices qu'ils apportent. Et réciproquement, ces valeurs servent à bien illustrer la manière dont Kanban apporte de tels bénéfices.
L'existence d'un système de valeurs et du leitmotiv "Commencez avec ce que vous faîtes maintenant" ne signifie pas que Kanban refuse le changement. Au contraire, la transformation est justement un des fondements de Kanban ! Et en conséquence, Kanban est utilisé et appliqué de façon très variée avec des approches sensiblement différentes.
Nous avons identifié trois "intentions dans le changement" qui sont trois raisons principales d'adoption. Ces intentions ont un fonctionnement proche en termes de valeurs, soulignant le type de changement que Kanban apporte en fonction de l'approche. Leur objectif est d'aider les organisations et les agents du changement à choisir celle correspondant le mieux au contexte, pour orienter vers un point de départ et un chemin à suivre.
Les valeurs s'alignent avec les intentions par groupe de trois :
- L'intention de rythme soutenable construite sur les valeurs de transparence, d'équilibre et de collaboration. C'est l'approche type d'une adoption de Kanban au niveau des équipes, souvent poussée par le besoin de soulager des pratiques ou des charges de travail trop lourdes.
- L'intention d'orientation service apporte les valeurs de vision client, flux et leadership. Par rapport à l'intention de rythme soutenable, l'orientation service décrit une approche plus portée vers l'extérieur.
- L'intention de pérennité est celle plutôt dirigée vers la culture, et la plus ambitieuse. Les valeurs de compréhension, accord et respect représentent des engagements et une discipline qui fondent des stratégies organisationnelles d'évolution basées sur l'adaptation.
Comme ces neuf valeurs correspondent à des principes et à des pratiques, elles servent à la fois à expliquer la motivation de l'intention et son fonctionnement réel. Bienvenue dans le modèle des "Neuf Valeurs, Trois Intentions". Nous étudierons en détail l'intention de rythme soutenable dans cet article, et les deux autres par la suite.
L'Intention de Rythme Soutenable
Nous avions d'abord appelé cette partie "l'intention de l'amélioration continue", ce qui ne traduit pas les apports de Kanban aux environnements dont le rythme de travail est insupportable. Il est parfois compliqué d'introduire un quelconque changement dans de tels contextes, mais même là, les valeurs du rythme soutenable que sont la transparence, l'équilibre et la collaboration peuvent être le vecteur de transformations là où les autres approches n'ont pas porté leurs fruits.
Valeur : Transparence
La méthode Kanban doit son nom à un mot japonais signifiant (à peu près) “panneau de signe” ; l'importance de la visualisation n'est dès lors plus une surprise. Les représentations les plus importantes sont les systèmes kanban, un terme large décrivant un ensemble de systèmes et de techniques de management visuel. Ils ont tous en commun l'utilisation d'affiches (“les kanban”) qui représentent les tâches et les mécanismes de coordination et de fluidification du flux de travail.
Dans le travail du savoir - le développement et le support aux technologies, les RH, le droit, les média etc - la majeure partie du travail est invisible ; il a lieu dans nos cerveaux et ordinateurs. Une bonne visualisation permet de simplifier la gestion de ce type d'activité. Etant donné sa disparité, une bonne visualisation dépend du contexte.
L'exemple ci-dessous est un mélange de cas réels. Les spécificités sont propres à chaque tableau (et évoluent au fil du temps), mais ceci est assez représentatif d'un tableau kanban pour le développement logiciel :
Un tableau kanban électronique type
Un principe clé de cette forme de système kanban si populaire est qu'il organise le travail, pas les gens. Il n'y a rien dans la forme du tableau qui indique s'il concerne une ou plusieurs équipes, ou si elles sont organisées (par exemple) par fonction ou produit. Ici, les couleurs organisent les éléments par type, soulignant des aspects de gestion de risques ou classes de services. Les colonnes organisent les éléments suivant les besoins ou états ; quand les besoins sont remplis et que leur état change, ils se déplacent vers la droite et vers leur finalisation. De cette manière, le système kanban capture l'essence d'un flux de travail.
Avec cette approche centrée travail, les systèmes kanban encouragent l'auto-organisation. Les personnes ont toute l'information disponible pour prendre les bonnes décisions ; les efforts s'orientent presque naturellement vers le besoin le plus fort. Ce processus d'auto-organisation peut dépasser le niveau de l'équipe : il peut s'étendre à toute l'organisation, la transparence soulignant que les structures existantes ne le sont pas.
Les personnes s'auto-organisant autour du travail, leurs perspectives changent. Cela pousse à des améliorations sur la forme visuelle du système kanban, ou - en atteignant les limites du langage visuel - la cristallisation de règles écrites, comme les "définitions du fait" pour chaque colonne, les standards de qualité et les règles générales de priorisation.
Une telle simplicité et maintenabilité dans l'expression d'un processus aide à la transformation du processus à peu de frais et avec un fort impact. Avec des boucles de rétroaction bien pensées construites autour et avec le processus de production, le processus d'amélioration est garanti.
Valeur : Equilibre
Le mécanisme de coordination des systèmes kanban de ce type est la limite de travail en cours (WIP). Les limites WIP sont des contraintes sur le nombre d'éléments présents à chaque étape.
Les limites de WIP peuvent être appliquées au plus haut niveau de l'organisation (limitant par exemple le nombre d'initiatives concurrentes en cours). Le niveau où elles apportent le plus fort bénéfice est celui des personnes croulant sous le travail. Les effets peuvent être magiques quand des sous-systèmes sous pression se retrouvent protégés, limitant le nombre d'éléments non finalisés vers l'équilibre avec la capacité de travail disponible.
Contrôler le volume de travail non terminé dans le système ne se limite pas à réduire le "multi-tâches" :
- Il renforce le système dans l'application du leitmotiv "Arrêter de commencer, commencer par finir". Les limites de WIP ont un fort impact psychologique sur la réalisation réussie et sur un refus à l'engagement prématuré, permettant de réduire encore le WIP.
- Avec des limites présentes non seulement sur les activités, mais aussi sur les files d'attente qui les séparent, des systèmes de traction très efficaces sont créés. Le travail descendant le flux vers la finalisation, la disponibilité de capacité est immédiatement signalée vers le haut (voir schéma), gardant une coordination du système de bout en bout.
- Avec moins de travail dans le système, le temps requis pour qu'un élément traverse le système est à la fois raccourci et plus prédictible.
- Les éléments bloqués ou problématiques sont rendus plus visibles ; les difficultés sont mises en lumière. La demande d'interventions directes et les opportunités d'améliorations complémentaires sont plus souvent remontées.
Il y a de la capacité en TEST, permettant à un élément d'être tiré vers la finalisation du BUILD
La poursuite de l'équilibre se manifeste autrement dans les implémentations matures de Kanban. Ceci inclut :
- Une gestion proactive de la répartition des risques à court-terme, permettant par exemple un équilibre entre les tâches urgentes et celles pilotées par un délai.
- Une allocation réfléchie des efforts entre des horizons à court, moyen et long terme.
- Un intérêt explicite pour les clients, aussi bien à l'intérieur du système, qu'à travers l'ensemble de l'organisation lors de l'évaluation d'amélioration possible. Une règle est que les "améliorations" qui bénéficient à un groupe de parties prenantes au détriment d'un autre est à repenser.
Chacun contribue à une soutenabilité aussi bien au niveau individuel que de l'organisation.
Valeur : Collaboration
La valeur de collaboration représente le coeur de la pratique "Faire mieux ensemble, évoluer expérimentalement", souvent liée à "Utiliser des modèles et une méthode scientifique".
En tant que vecteur d'amélioration, la collaboration prend la forme de relations créatives et orientées résolution de problèmes qui impliquent des interactions de bonne qualité. Pour nous, la collaboration est autant une fin qu'un moyen, un outil pour permettre l'amélioration et une chose à nourrir pour son propre salut.
La collaboration comme focal de l'amélioration
Des interactions de mauvaise qualité - sur les inspections, les revues, échanges, etc - ajoutent souvent des délais importants, de l'incertitude et de mauvais feedbacks. Les approches plus collaboratives - le "pair programming" étant un exemple classique - fluidifient et simplifient le processus, accélèrent les feedbacks, et accroissent à la fois les compétences et la compréhension. Ajoutez à ces bénéfices le besoin humain de se rapprocher des autres de manière significative, et les avantages de la collaboration semblent clairs.
Que faut-il ajouter à cela ? "Utiliser des modèles" peut se rapporter à plusieurs choses :
- L'application de modèles externes comme l'Agile, le Lean ou la Théorie des Contraintes
- Le développement de modèle interne sur le fonctionnement et la performance contextuels
- Le développement et la copie d'exemple de changements réussis
Chacun possède ses propres priorités, heuristiques et outils. La facilité d'intégration de plusieurs modèles dépendra largement du degré d'alignement des valeurs avec les hypothèses principales. Les pratiques peuvent être adaptées une fois les principes sous-jacents compris ; les incompatibilités entre les valeurs ne peuvent être passées sous silence facilement, et il faudra faire des choix.
"La méthode scientifique" se rapporte à l'application d'une discipline d'améliorations basée sur l'expérimentation, grossièrement plan-do-check-act (PDCA - Prévoir, Faire, Vérifier, Agir - NdT), plan-do-study-adjust (PDSA) ou des cycles équivalents.
Mettre en oeuvre le Rythme Soutenable
En écho avec le "Rythme de développement soutenable" du Manifeste agile, l'intention de rythme soutenable résonne fortement dans les équipes Agiles. De plus, beaucoup de leurs pratiques ou artefacts peuvent déjà être interprétés en termes de transparence, équilibre ou collaboration, ce dernier étant un des points clés du Manifeste Agile.
Superposer Kanban sur un processus existant, au niveau d'une équipe ou d'un département, équilibre le rapport entre offre et demande, tout en augmentant - souvent de manière incroyable - la performance et la prévisibilité des livraisons.
Il faut reconnaître qu'il peut être difficile de conserver une dynamique de changement. Déployer Kanban n'y échappe pas, avec quelques avantages :
- La visualisation et les boucles de rétroaction font remonter à la surface les besoins de changements
- Les systèmes sont peu onéreux à changer et l'effet est rapidement visible
- La conscience du besoin de changement est accrue par la réduction du WIP
- Le changement collaboratif tiré par un modèle accélère le cycle
L'astuce de Kanban est de ne pas traiter le changement comme une activité à part entière - elle est ancrée dans toutes les pratiques les plus basiques, celles de l'intention de rythme soutenable.
Il n'y a bien sûr aucune approche introspective pouvant (ou devant) protéger complètement l'équipe du reste du monde. Les valeurs de vision client, flux et leadership doivent être mises en avant lorsqu'une transformation trop centrée sur l'équipe s'oppose aux attentes des parties prenantes externes. Dans le second article de cette série, nous explorerons ces valeurs et l'intention "orientée service" qui les porte.
A propos de l'Auteur
Mike Burrows (@asplake) est directeur de David J. Anderson & Associates (djaa.com), ainsi que du programme de formation chez LeanKanban Inc. Il blogue également. Son livre Kanban from the Inside est sorti en septembre 2014.